
Désolé, c'est toujours pas Deaddisco (il devrait revenir bientôt
), mais pour vous faire patienter voilà un nouvel article.
Bonne lecture !

Article du mensuel québécois Culturama de mars 2012
De notre journaliste Ezéquiel-Marie Hachetonnerre
LA MORT DE JAMES D. MORRISON
Le poète et chanteur américain est mort il y a une semaine à Québec, d’une attaque cardiaque, à soixante-sept ans.
Il échappait à toute mesure, s’était soustrait à notre portée. James Douglas Morrison est mort. Une personnalité solaire et solitaire, étrange, qui a passé près de trente ans reclus dans un appartement de Nairobi. Trente années avec pour seuls contacts humains ceux qui lui livraient son LSD et ses vivres, trente années pendant lesquelles il continuait cependant à livrer au monde des poèmes implacables, la plume lucide, aussi acide que ses trips hallucinogènes.
Il était né à Melbourne. En Floride, dans les Etats Confédérés d'Amérique. Déjà le sens du contre-pied. Elevé dans une famille de la classe moyenne, il se distingue par son charisme et son intelligence exceptionnelles, mais également par son caractère asocial, que ce soit avec ses camardes ou avec sa famille. Fier, hautain, il se considère comme au-dessus des autres et entend les dominer, les manipuler. C’est à ce moment que se développent ses talents de conteur, qui lui permettent, malgré des scénarii toujours plus improbables, de capter l’attention et de convaincre son auditoire. Il entend fructifier cette faculté en étudiant, en même temps que la philosophie de la contestation, la psychologie des foules, discipline dans lesquelles il excelle. Après avoir obtenu ses diplômes, il change de discipline, s’inscrit à l’U.C.L.A. où il prend des notes sur l’industrie cinématographique, l’histoire du cinéma et des réflexions philosophiques que ce média lui inspire. C’est également en Californie qu’il expérimente le L.S.D., début d’un engrenage hallucinogène dont il parviendra plus à s’extraire. En quête d’un média susceptible de répandre sa parole parmi les foules, il délaisse peu à peu le cinéma et rejoint – après avoir, dit-il, rencontré sur un toit « un visage de femme […] l’Esprit de la Musique » – un groupe de rock. Son nom : The Doors. Le passage entre le connu et l’inconnu.
Et de fait, les Doors basculent dans une autre dimension : lors des représentations du groupe, Morrison, fasciné par la culture chamaniste, déploie des talents de frontman inégalés, proche de la transe ; leurs compositions élaborées annoncent le rock progressif, leurs textes sans concession, hérités des protests songs, le punk. Inspiré par Rimbaud et la littérature de la beat generation – il sera marqué par Dean Moriarty, le protagoniste du roman Sur la route, dont il adoptera la rire sarcastique – ses vers versent dans le subversif. Le cinglant, le sanglant, le sanglot. Panorama d’une Amérique en pleine mutation. Il multiplie les créations, les actions et les provocations. Son objectif dépasse la simple sensibilité artistique, il cherche par sa poétique à influer sur la politique, à instiller de nouvelles valeurs à l’Amérique conservatrice des années 60 grâce au potentiel révolutionnaire des forces sociales actives dans la mouvance du Flower Power. Malheureusement, il ne réussira jamais pleinement à atteindre ce résultat. Le début de la prise de conscience, la fin du rêve, intervient en septembre 1967. Lorsqu’il se fait arrêter en plein concert pour « outrage à l’ordre public » après avoir insulté un policier, nul parmi le public, pourtant familiarisé avec l’idée de révolte, ne réagit. Cet événement va affecter Morrison ; il multiplie par la suite les invectives vis-à-vis des spectateurs, débarquant ivre, ne chantant plus qu’incohérences, n’étant lui-même plus qu’errance. Le summum de cette autodestruction est atteint à Miami le 1er mars 1969 : il ne parvient à chanter aucune chanson dans son intégralité, préférant se lancer dans de longues diatribes envers la foule, qu’il traite d’« esclaves » et d’« abrutis ». Morceaux choisis : « « How long are you gonna let it go on ? Lettin' people push you around ? How long d'ya think it's gonna last ? Maybe you like it, maybe you like being pushed around... Maybe you love it, maybe you love gettin' you face stuck in the shit... » (« Combien de temps allez-vous vous laisser faire ? Vous laissez les gens vous bousculer. Combien de temps cela va-t-il encore durer à votre avis ? Peut-être que vous aimez ça, peut-être que vous aimez qu'on vous bouscule... Peut-être même que vous adorez ça, que vous adorez qu'on vous mette la tête dans la m.... »). Le concert s’achèvera au poste de police, une fois de plus.
Plus tard, en visionnant les images du concert, James Morrison s’aperçoit qu’il n’est pas, comme il le pensait, le maître du jeu, qu’il est le jouet de forces multiples dont il était inconscient. Cette conscientisation de son infériorité vis-à-vis d’un système qui le pousse à en faire toujours plus en matière de provocations va freiner considérablement ses velléités de manipulation du public.
Le rock n’apparaît plus alors à Morrison comme le médium idoine pour véhiculer ses messages. Il envisage de quitter le milieu musical. Il enregistre alors un dernier disque avec The Doors, au bord du clash, en septembre 1970 puis file en République Démocratique de Lamborée où la guerre civile fait rage entre communistes et royalistes. Soldat volontaire au sein de la Légion Rouge, il participe au conflit, perdu par les communistes. La guerre achevée, une rumeur persistante l’annonce comme ayant trouvé la mort à Lille au cours d’un affrontement. James Morrison profite de l’aubaine pour s’enfuir, s’extirper d’un univers où il se sentait engoncé. Fini le rock, place à la littérature, alors même que le disque « L.A. Woman », que l’on croyait alors posthume, culmine en haut des charts et encensé par la critique.
Il s’exile alors dans l’Empire du Sambor, où il est inconnu, prenant le pseudonyme de Douglas. Il devient hirsute, ne sort guère de son appartement en plein centre-ville, drogué au L.S.D. et alcoolisé quasiment en permanence. Il reste, plus encore qu’avant, dans un état de conscience modifiée, mi-éveillé, mi-endormi, de l’eau qui dort. Mais dont selon le proverbe, il faut toujours se méfier ; si son apparence est celle d’un paria, son écriture n’a pas son pareil. Ses traits s’empâtent, l’acuité de ses saillies n’en pâtissent pas. Pas de place pour le style ou l’emphase, juste une désespérance saisie à bras le corps, des vérités algides et des certitudes en perpétuelle labilité. Lire Morrison, c’est se confronter à une intransigeance, une acuité de regard qui saisit le lecteur au colback et le met en face de ses turpitudes. Cette intransigeance dans les textes se retrouvait dans l’esthétique même de ses livres : il exigeait que ne figurent sur ses ouvrages ni illustration de couverture, ni extraits de critiques, ni notice biographique. Le texte, rien que le texte. Sept recueils incisifs paraîtront ainsi entre 1976 et 1999. Douglas obtiendra même un National Book Award, la plus prestigieuses de récompenses littéraires aux Etats-Unis ; il n’ira évidemment pas le chercher, ni en 1993, ni le trophée que le même jury lui attribuera en 2007 pour l’ensemble de son œuvre. Il était magistral, mais demeurait, volontairement, marginal.
René Char : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil ». Morrison brûlait ses lecteurs en même temps qu’il les éclairait ; mais un homme capable d’asséner impavide de telles punchlines ne saurait être heureux. Il n’accorde aucune interview, ne veut voir personne, reste calfeutré chez lui. Ses seuls contacts avec le monde extérieur se font par le biais de rares intermédiaires, qui ignorent tout de sa gloire passée de rock-star, et même présente de poète ; il est l’un des premiers à Maputo à se doter d’Internet, et ce dès le début des années quatre-vingt-dix. Puis, étrangement, au tournant du nouveau millénaire, il revient aux Etats-Unis, scellant ainsi sa réapparition sur la scène publique. Sans plus d’explications. Maintenant son activité littéraire, il revient à ses premières amours, se faisant parolier pour des groupes tels Arcade Fire, Noir Désir, Gorillaz ou Archive. Il accorde quelques interviews, dans lesquelles il restera évasif sur les raisons qui l’ont poussé à sortir de son exil intérieur. En 2010, il se présente aux élections législatives états-uniennes, portant la double nationalité yankee/confédérée, sous la bannière du Red Social Party. Il est élu sénateur de l’état du Maryland, profitant de la vague rouge qui portera au pouvoir Cristina Lopez. Il militera pour l’abolition de la peine de mort, la légalisation des drogues, l’anticléricalisme (qui n’était pas pour Morrison une haine des croyances et des religions – lui-même s’identifiait intensément aux croyances indiennes du Wakania –, mais des dogmes et des carcans abusivement imposés par les religieux), le mariage homosexuel et la baisse des crédits accordés à l’armée au profit de l’éducation et de la régulation économique, des convictions ancrées qui influeront le système législatif lors des modifications opérées durant la parenthèse communiste des U.S.A. Car cet engagement politique va être balayé fin 2011 par la renversement des Etats-Unis au profit d’un Grand-Royaume du Vermont, ultra-conservateur. Morrison se réfugie alors au Québec, qui demeure une République Socialiste et Fédérale. Il y demeurera quelques semaines, jusqu’à son décès, hier soir.
Il a signé en 2007 son dernier opus poétique, intitulé AfriCan, témoignage sur ses trois décennies passées à Nairobi en même temps que programme politique en faveur d’une nouvelle forme de communisme.
Entre ici, James Douglas Morrison, avec ton cortège de résistance, traînant après toi ceux qui ont parlés et ceux qui se sont tus, ceux qui espèrent l’avènement d’une nouvelle aube écarlate. Avec toi disparaît une figure de l’insoumission et de l’intransigeance, mais puisses-tu tel le duc de Guise être plus grand encore mort que vivant, devenir inspiration pour les frères de sang et de pensée qui jusqu’ici demeuraient dans l’ombre, dans ton ombre qui était immense.
Œuvre littéraire de James D. Morrison, alias « Douglas » : The Lords – Notes on a Vision (1969), Highways (1976), Climax (1978), The Sham and the Shame (« la Supercherie et la Honte », 1985), Tomorrow too sorrow (1989), Snakeye (“serpentœil”, 1992), Dogs, gods and lions (“les soumis, les maîtres et les rebelles », 1996), Night’s light (1999), Dreamember (2002), AfriCan (2007).
Réactions : Bertrand Cantat, chanteur de Noir Désir : « C’était un mythe, une inspiration majeure. Il avait collaboré avec nous sur l’album « Litanie » (2005). Il était une de mes idoles, celui dont j’écoutais les disques quand j’étais gamin. Dans ses textes, il y avait une lucidité terrible. C’était Bellérophon, il s’approchait trop près de la vérité pour être heureux. C’est terrible. A se taper la tête contre un radiateur. »
Jérôme Garcin, chroniqueur littéraire dans « La Plume et les Planches » (émission culturelle de Radio Québec) : « Il était l’homme des contrastes : paradoxal et logique, communiste et solitaire, plein de rêves et de fatalité, fin et fonceur. Il sacrifiait la beauté au propos, balayait les codes et l’esthétique classique et en faisait de même avec les valeurs cardinales des sociétés modernes, étape préalable, tant pour la littérature que pour la société, à l’édification de nouvelles aspirations. Les mots étaient bruts, le texte sans emphase. Implacable et impitoyable. Pertinent. Mêlant la rage et le courage, le rêve et la révolte. Morrison était un Arthur Rimbaud croisé avec Victor Hugo : révolutionnaire et insoumis comme le « Marcheur aux Semelles de Vent », politiquement et socialement engagé comme l’auteur des Châtiments, se condamnant pendant des années à l’exil par ses convictions. Le monde a perdu un grand écrivain aujourd’hui. Un écrivain révolutionnaire, qui excédait le cadre de la littérature. »
Bonne lecture !