L'Equipe du mercredi 1er mars 2012.
De notre envoyé spécial Océan de Farvarque
Une heure et une heureuse
En général, lorsqu’une Alsacienne se rend à Bordeaux, il est souvent question de vins. Pourtant, s’il y a quelque chose hier qui ne fut pas vain, c’est la tentative de Precht : 50,556 kilomètres dans l’heure.
« D’abord une image. Molee Precht vient de clore ses soixante minutes sans repos ni répit. Elle est prostrée sur son vélo, pliée en deux sur son cadre, les coudes repliés sur son guidon, la tête dans les mains, quêtant quelques particules d’oxygène, désirant calmer les battements incontrôlables de son cœur affolé, dont les pulsations devaient résonner à ses tempes comme des impacts d’uppercuts. Autour d’elle, une mêlée indescriptible l’étouffe et la happe, des dizaines de perches et de micros se tendent au-dessus de sa tête, des caméras et des appareils photo mitrailleurs crachent des flashes aveuglants, comme autant de fusils braqués, la cernant et la dévoilant tout entière dans sa condition de femme exténuée. Lorsqu’elle se redresse enfin, son visage d’ordinaire charmant ne reflète plus que l’éreintement : les traits creusés, son teint d’ordinaire nacré devenu hâve faisant ressortir de larges cernes violacées sous ses yeux bleus, ruisselante de sueur, happant l’air comme un poisson hors de l’eau, ayant rayonné jusqu’au dernier atome d’énergie. « Ce record fut très éprouvant, confirma plus tard la nouvelle recordwoman, après qu’elle eût recouvré ses esprits. J’ai constamment flirté avec le seuil de mes capacités. La fin a été un calvaire : ma gorge me brûlait, mes cuisses étaient sur le point d’exploser. Mais c’était impossible de je flanche ou que je renonce, je ne me le serais jamais pardonné. Je ne crois pas pouvoir aller beaucoup plus vite, faire beaucoup mieux en une heure. Je tenais absolument à avoir ce record, fût-ce pour un centimètre. Je ne recommencerais pas de sitôt. Quelle souffrance, c’était horrible ! Je félicite par avance l’inconscient qui battra mon record, car je me suis arraché comme jamais pour le réaliser. »
La troisième du dernier Tour de Lamborée ne ment pas. En couvrant 50,556 en trois mille six cent secondes, Precht n’a amélioré la marque précédente, apanage d’Adolf Finburg, que de vingt-sept mètres. Un décollage horaire aussi infime qu’infiniment remarquable, car au-delà de la performance physique, le record de l’heure constitue un défi mental, qui mêle à la simplicité conceptuelle la rudesse extrême de la réalisation. Une heure – qui n’a rien d’un leurre – d’effort total à pourchasser une silhouette spectrale incarnée par deux chiffres et une virgule suivi de trois autres chiffres, le tout sous l’égide de Chronos et du tressaillement implacable des longues, fines et froides aiguilles du temps.
Dépasser 50,529 kilomètres dans l’heure. Tel était le challenge à relever pour Molee Precht, l’élève d’Antoine Vayer. Après s’être longuement échauffé, seule puis derrière derny, elle apparut dans le dôme futuriste du Grand Vélodrome d’Aquitaine Bordeaux-Talence concentrée et résolue, le visage fermé comme un heaume et vernissé déjà d’une pellicule scintillante de sueur. Dans ses yeux, à travers le verre fluorescent de ses lunettes, un éclair bleu algide : la rage de vaincre. A peine jeta-t-elle, focalisée sur la tâche à accomplir, un regard sur la foule, hérissée de drapeaux lamboréens et, plus rares, entièrement noirs frappés d’un « A » encerclé (Molee Precht est, rappelons-le, sataniste anarchiste), qui s’était massée dans les gradins, emplissant l’atmosphère de cris d’encouragements et d’appels de cornes de brume. Parmi les neuf mille spectateurs figurait Christophe Bassons, président du Comité d’Aquitaine de cyclisme, qui avait échoué d’un rien (98 mètres) en 1996 face au record alors détenu par le mythique Asama Hanabelassié.
A l’horaire prévu – vingt heures trente, afin de satisfaire aux impératifs télévisuels et commerciaux – la Colmarienne s’élança. Le développement choisi pouvait paraître immense au béotien pour une femme si frêle (163 centimètres et 52 kilos) : 54x12, soit neuf mètres et demie par pédalée. Mais on savait Precht doté d’une complexion adamantine, les idées aussi fixes que le pignon de sa machine à la finesse d’arantèle, celant en son tréfonds un tel arc-en-ciel de ressources que cela ne figurait nullement une hérésie au regard des connaisseurs.
Après une mise en route modulée, Precht se propulsa à son rythme de croisière, élevé, sur les bases de 51 kilomètres-heure. Elle émerveillait d’aisance, maîtresse de son cerveau et de ses muscles, le visage impassible. Elle tournait avec la régularité d’une horloge, dans un style coulé et harmonieux, aérodynamique, les jambes tombant d’aplomb, pareille à ces satellites spatiaux qui se déplacent à des vitesses vertigineuses sans pourtant paraître se mouvoir. Frôlant de quelques millimètres les sacs de sable qui bordent la piste, Precht était enfermée dans son exploit, dulcifiant la tension qui s’attache d’ordinaire à ce genre de tentatives, éludant la difficulté ; ce n’était plus un combat mais un récital. Merveilleuse mécanique, régulière et puissante, elle brûlait les planches, traçant sur sa trajectoire un sillon de feu qui embrasait le public bordelais, chauffé à blanc, conférant à cette soirée le sceau rouge qu’on appose sur les grands soirs de sport, avant qu’il fussent classés dans les archives pulvérulentes de Mnémosyne.
Pourtant, à force de rouler des mécaniques intervint le retour de manivelle ; au moment fatidique, celui du dernier quart d’heure, Precht marqua un net fléchissement. A cet instant, elle comptabilise près de trois hectomètres d’avance sur Finburg. Au paroxysme de son effort, allongée sur sa machine, l’œil rivé sur la piste en doussié, la bouche appelant l’oxygène, l’illusion coruscante de facilité avait laissée place à un style dépouillé et désespéré qui sacrifiait tout à l’efficacité. Après une demi-heure de velouté, Precht était maintenant voûtée, envoûtée, ventousé. Le linéament du doute, la spirale de l’échec tourbillonnait dans le cerveau de Precht, ainsi que dans les tribunes, lesquelles redoublèrent d’exhortations votives. L’Alsacienne flagella alors son orgueil hypertrophié pour persévérer, afin que l’eau qui lui sortait des pores ne coulât point de ses yeux lorsque viendrait l’heure des ressouvenances au goût de cendres ; pas question de devenir un gibier de potence (fût-ce celle de son guidon), d’impotence. La voix de Malherbe résonnait : « Où le danger est grand, c’est là que je m’efforce ». A cinq minutes de la fin du délai imparti, Molee Precht ne disposait plus que de vingt mètres de bénéfice sur Finburg. Alors Raymond Souplex claqua des doigts – « Bon sang mais c’est bien sûr … » – et péniblement, centimètre après centimètre, nonobstant le lait acide qui lui rongeait les mollets et le feu rougeoyant qui flambait dans sa poitrine, l’Alsacienne distança la cloche fatidique et son oukase tintinnabulant – « Plus vite ! plus vite ! plus vite ! » – au cours de Cinq Dernières Minutes au suspense haletant.
Enfin, Precht exténuée put interrompre sa séance de torture forcenée. Aucun signe de contentement ni même de soulagement ; elle naviguait dans un brouillard de fatigue, semi consciente. Le public se leva et applaudit ; ce fut une ovation debout de dix minutes. En haut du virage sud, sur le grand panneau lumineux, clignotait déjà en grosses lettres rouges : « Molee Precht, 50,556 km, nouveau record de l’heure ». Victoire de justesse, victoire juste. Sans doute réalisera-t-elle, dans quelques jours, la portée de son exploit bordelais ; par-delà la valeur brute des chiffres, c’est la pertinacité même de la Colmarienne qui confère au record son caractère et rehausse sa valeur. Dehors, la brise vespérale rappelait le souffle de l’exploit, la respiration ahanante de Precht durant les ultimes instants de son essai. Transformé. Precht a réussi ce qu’aucune femme cycliste, ni Jeannie Longo, ni Maria Canins, ni Leontien Van Moorsel, n’était parvenue à accomplir : supplanter les hommes sur l’heure de vérité, dans l’épreuve absolue.
Mais que ce fut dur. Que ce fut beau. Que ce fut grand. »
Les temps de passage comparés
Precht (28/2/12) ; Finburg (6/9/09) ; écart
Km 1 : 1’12’’7 ; 1’11’’3 ; + 1’4
Km 2 : 2’24’’8 ; 2’22’’1 ; + 2’7
Km 5 : 5’56’’4 ; 5’55’’ ; + 1’4
Km 10 : 11’47’’3 ; 11’50’’ ; - 2’7
Km 20 : 23’26’’3 ; 23’40’’1 ; - 13’8
Km 30 : 35’5’’4 ; 35’16’’9 ; - 11’5
Km 40 : 46’58’’ ; 47’19’’1 ; - 21’1
Km 45 : 53’14’’3 ; 53’16’’5 ; - 2’2
Km 50 : 59’20’’7 ; 59’22’’3 ; - 1’6
1 heure : 50,556 km ; 50,529 km ; + 27 m
L’œil du Prof : « Si les règlements édictés par l’O.C.I. limitent drastiquement toute fantaisie au niveau du matériel employé dans le cadre de la tentative, ils laissent involontairement une infime latitude aux malins pour apporter des modifications susceptibles de les aider dans leur tentative. Ainsi Molee Precht a-t-elle, sans contrevenir aux normes océïennes, adopté un guidon assez spécial : la partie inférieure du cintre a été aplatie afin que Precht puisse y poser les avant-bras, reproduisant ainsi dans une certaine mesure les effets du guidon de triathlète, lequel permet de gagner en aérodynamisme mais aussi de reposer les avant-bras, plus sollicités dans une position « classique » de routier. »
La stat’ : 1'924. C’est le temps supplémentaire qu’il aurait fallu à Finburg pour atteindre la performance de Molee Precht, qui a battu le record du Prussien de vingt-sept mètres.
En espérant que cela vous plaise (désolé au passage pour la présentation plus que sommaire).
30 Oct 2011, 16:55
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et en heures passer à déchiffrer les énigmes 
